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Cet article a été publié au numéro
222 correspondant à l'actualité du mois de juin 2012. ire.
Pour justifier un refus de tournage dans une prison, ou encore une perquisition dans des locaux de presse suite à la publication d’articles relatifs à une affaire en cours d’instruction judiciaire, il est nécessaire de disposer d’arguments solides prouvant l’atteinte à l’ordre public ou l’impératif d’intérêt public.
La liberté d’expression est en effet une liberté publique et constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, protégée tant par le droit national que par le droit européen. La convention européenne des droits de l’homme prévoit que « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière » (1).
Des limites peuvent toutefois y être apportées, sous réserve de constituer des mesures nécessaires « dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » (2).
La Cour européenne des droits de l’homme a rendu en juin 2012 deux arrêts intéressants cette matière et montrant qu’elle ne tolère les atteintes à cette liberté que de façon fort restreinte. Dans les deux affaires, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la convention européenne garantissant la liberté d’expression. Ces deux décisions sont présentées successivement.
L’interdiction d’interviewer une détenue en prison est contraire à la liberté d’expression
En août 2004, une société suisse de radiodiffusion et télévision demande l’autorisation d’accéder au centre pénitentiaire de Hindelbank, dans le canton de Berne, afin d’y filmer une détenue purgeant une peine de prison pour meurtre. La société souhaitait diffuser cet interview lors d’un programme traitant de sujets politiques et économiques et au cours d’une émission consacrée au procès d’une autre personne accusée dans la même affaire que la détenue. Or, le centre pénitentiaire refuse de faire droit à sa demande au motif que cela troublerait le maintien du calme, de l’ordre, de la sécurité dans l’établissement ainsi que l’égalité de traitement entre les détenues. La société suisse porte alors cette affaire devant les tribunaux administratifs suisses qui la déboutent. Les juges suisses considèrent que « les efforts d’organisation et de contrôle exigés par un tournage de télévision dépassent largement ce qui peut raisonnablement être attendu des autorités pénitentiaires et suggèrent de le remplacer par un enregistrement audio ou une simple interview, des images de la détenue ne lui paraissant pas nécessaires pour les besoins d’une information thématique ». La société n’en reste pas là et saisit les juridictions fédérales, qui la déboutent également considérant d’une part que « l’importance des visites en prison pour la réinsertion des détenus n’ouvrait pas de droit de filmer dans les établissements pénitentiaires » et d’autre part, que « l’accès de l’équipe de tournage à la prison était susceptible de porter atteinte aux droits de la personnalité des codétenus ». C’est dans ces conditions que, par requête du 14 août 2006, la société saisit la Cour européenne des droits de l’homme. La question principale est donc de savoir si l’interdiction de filmer opposée par l’établissement pénitentiaire à la société de télévision suisse est nécessaire dans une société démocratique.
Par son arrêt du 21 juin 2012 (3), la Cour estime qu’en présence d’une question de liberté d’expression dans le cadre d’une émission télévisée très sérieuse consacrée à un sujet d’intérêt général majeur, les autorités suisses disposaient d’une marge d’appréciation restreinte pour juger que l’interdiction de filmer répondait à un « besoin social impérieux ». Bien qu’il existait des motifs pouvant justifier l’interdiction de filmer, notamment en raison de la présomption d’innocence de la personne à qui l’émission était consacrée et dont le procès était imminent, la Cour observe que les tribunaux n’ont pas basé leur refus sur des motifs pertinents et suffisants, tant sur le point du droit des codétenues que du maintien de l’ordre. Elle en conclut que l’interdiction opposée à la société requérante de filmer dans la prison, prononcée de manière absolue, ne correspondait pas à un « besoin social impérieux », et considère que la Suisse en agissant de la sorte a violé l’article 10 de la convention européenne relatif à la liberté d’expression.
Les perquisitions et les saisies effectuées dans les locaux de presse violent la liberté de la presse
Le second arrêt rendu par la CEDH le 28 juin 2012 (4) concerne la protection des sources des journalistes, qui été remise en cause lors des perquisitions et saisies au sein des locaux des journaux français « L’équipe » et « Le Point ». Cette affaire, qui a fait couler beaucoup d’encre, est connue de tous les journalistes français et du milieu judiciaire. En l’espèce, quatre journalistes écrivent pour le quotidien sportif « L’Equipe » et l’hebdomadaire « Le Point ». En 2004, une instruction judiciaire fut diligentée concernant le dopage éventuel de coureurs cyclistes appartenant à l’équipe Cofidis. La revue « Le Point » publie les 22 et 29 janvier 2004, alors que l’instruction judiciaire est en cours, un article reprenant des passages de procès verbaux de transcriptions d’écoutes téléphoniques pratiquées dans le cadre de l’enquête diligentée par la brigade des stupéfiants ainsi qu’une liste de produits prohibés découverts chez un ancien coureur cycliste lors d’une perquisition. Le quotidien « L’Équipe » publie également une série d’articles sur le même sujet, les 9 et 10 avril 2004, reproduisant procès verbaux et pièces de procédure.
Dès lors, les sociétés Cofidis portent plainte avec constitution de partie civile contre X du fait de violation du secret de l’information et du recel, ce qui aboutit à des perquisitions au siège des journaux L’Équipe et Le Point afin de retrouver la trace des procès verbaux détournés, ainsi qu’à la mise en examen des cinq journalistes pour recel de violation du secret de l’instruction. La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles jugea alors que la violation du secret de l’instruction et le recel de cette infraction avaient compromis le déroulement de l’enquête et avaient constitué une atteinte à la présomption d’innocence des personnes visées dans les articles ainsi qu’une atteinte à leur vie privée par la publication de certaines de leur conversions téléphoniques. Toutefois, la chambre de l’instruction estima que les saisies et mises sous scellées étaient légitimes, nécessaires et adaptées au but recherché, constituant une ingérence proportionnée au regard des exigences relatives au respect des sources d’information. Les journalistes formèrent alors un pourvoi en cassation, qui fut rejeté. C’est dans ces conditions qu’en 2007 les journalistes saisissent la cour européenne des droits de l’homme.
Par son arrêt du 28 juin 2012, la Cour rappelle qu’une ingérence dans la confidentialité des sources journalistiques ne peut se justifier que par un impératif prépondérant d’intérêt public. Dans cette affaire, la Cour estime que l’ingérence des autorités découlant du secret de l’instruction visait à empêcher la divulgation d’informations confidentielles, à protéger la réputation d’autrui, à garantir la bonne marche de l’enquête, et par conséquent à protéger l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. En l’espèce, les articles litigieux avaient pour thème le dopage dans le sport professionnel, en l’occurrence le cyclisme, et les problèmes afférents concernaient un débat d’intérêt public très important. Les articles en cause répondaient à une demande croissante et légitime du public de disposer d’informations sur les pratiques de dopages dans le sport, et notamment dans le cyclisme. Reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique, la Cour rappelle toutefois que les journalistes sont tenus par le respect des lois pénales. Or, les mesures prises par les autorités furent assez tardives et au moment où les perquisitions et interceptions téléphoniques eurent lieu, elles avaient pour seul but de révéler la provenance des informations relatées par les journalistes dans leurs articles. La Cour estime alors que ces informations tombaient dans le domaine de la protection des sources journalistiques, qu’elle considère comme « l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse ». En effet, sans cette protection, les sources journalistiques pourraient être dissuadées d’aider la presse à informer le public.
Aussi, la Cour souligne que le droit des journalistes de taire leurs sources n’est pas un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité des sources mais un véritable attribut du droit à l’information. La saisie et le placement sous scellés des listings des appels des journalistes ainsi que les perquisitions opérées à leurs domiciles et aux sièges des journaux furent validées par la chambre de l’instruction sans que soit démontré l’existence d’un besoin social impérieux.
La Cour en conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 dans la mesure où le gouvernement français n’a pas démontré qu’une balance équitable des intérêts en présence a été préservée. Quand bien même les motifs invoqués étaient pertinents, la Cour estime qu’il n’étaient pas suffisants pour justifier les perquisitions et les saisies mises en œuvre, de telles mesures ne représentant pas des moyens raisonnablement proportionnés à la poursuite des buts légitimes visés compte tenu de l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse.
Par ces deux arrêts, la Cour se porte une fois de plus garante du respect de la liberté d’expression et de la liberté de la presse. A condition de ne pas être pressé et d’en avoir les moyens, cela est tout de même fort rassurant de vivre dans une société démocratique.
Roland LIENHARDT
Avocat au barreau de Paris
(1) Article 10 alinéa 1er de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
(2) Article 10 alinéa 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
(3) CEDH 21 juin 2012, n°34124/06 Schweizerische Radio-Und Fernsehgesellschaft Srg c/ Suisse.
(4) CEDH 28 juin 2012, n° 15054/07 et 15066/07, Ressiot et autres contre France
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