De nombreux responsables culturels encourent prison, amendes,
et perte des droits civiques pour pantouflage
Les fonctionnaires et contractuels de ladministration
sont tenus de respecter un certain nombre de règles
qui garantissent la probité, le désintéressement
et l'impartialité de l'État. Ces règles
continuent de s'appliquer, au moins pendant un certain temps,
lorsque des fonctionnaires quittent leur poste. La loi leur
interdit en particulier d'exercer dans le secteur privé
des activités considérées comme incompatibles
avec leurs précédentes fonctions.
A ce propos, le ministre de la fonction publique a rappelé
que le départ des agents de l'administration vers
le secteur privé devait être à l'abri
de toute critique.
Il n'est pas concevable que ces derniers soient nommés
à la direction dentreprises quils avaient
antérieurement pour mission de contrôler, voire
parfois, de subventionner.
Le Nouveau Code Pénal (NCP) punit les atteintes à
l'administration publique commises par des personnes exerçant
une fonction publique. Ainsi l'article 432-13 du NCP dans
son alinéa premier dispose qu' "est puni de
deux ans d'emprisonnement et de 30 000 Euros d'amende le
fait, par une personne ayant été chargée,
en tant que fonctionnaire public ou agent ou préposé
d'une administration publique, à raison même
de sa fonction, soit d'assurer la surveillance ou le contrôle
d'une entreprise privée, soit de conclure des contrats
de toute nature avec une entreprise privée, soit
d'exprimer son avis sur les opérations effectuées
par une entreprise privée, de prendre ou de recevoir
une participation par travail, conseil ou capitaux dans
l'une des entreprises avant l'expiration du délai
de cinq ans suivant la cessation de cette fonction ".
Sont visées toutes les entreprises soumises au droit
privé. Il sagit des sociétés
commerciales, mais également des associations de
la Loi 1901 et des Établissements Publics Industriels
et Commerciaux (EPIC), par exemple lOpéra de
Paris ou le Centre national de la danse.
Les personnes de l'administration concernées par
cette interdiction sont aussi bien les fonctionnaires en
activité, que ceux placés en disponibilité
ou ayant cessé définitivement leurs fonctions,
les agents non titulaires de droit public, qui sont soit
employés de manière continue depuis plus d'un
an par l'État, une collectivité territoriale
ou un établissement public, soit collaborateurs d'un
cabinet ministériel ou du cabinet d'une autorité
territoriale.
Si les décisions de justice sont encore rares, la
pratique dite du pantouflage, elle, est assez courante,
notamment dans le secteur de la culture où bon nombre
danciens hauts fonctionnaires ou contractuels du ministère
se retrouvent aujourdhui directeur des festivals ou
des établissements quils étaient hier
chargés de contrôler. Le Canard Enchaîné
qui consacre une rubrique au pantouflage considérait
en février 1997 qu'au moins une douzaine de hauts
fonctionnaires se trouvaient dans cette situation.
On peut dire de ce chiffre qu'il est optimiste, car le ministère
de la culture le dépasse à lui seul.
C'est ainsi que l'on a pu voir en 1991 des inspecteurs de
la création artistique mettre en place une réforme
(celle de la danse) dont ils ont été les principaux
bénéficiaires économiques en quittant
le ministère pour prendre la direction des établissements
qu'ils avaient été chargés de contrôler
et de mettre en place, donnant des consignes à leurs
anciens subalternes pour que les textes ne soient publiés
au Journal officiel qu'une fois leurs entreprises créées
afin d'être les seuls à connaître les
nouvelles dispositions.
Certaines des personnes que nous citons dans ce chapitre
comme présumées en situation de pantouflage
ne le sont pas forcément si l'association dans laquelle
elles ont été nommées peut-être
considérée comme fictive. Si tel était
le cas, elles ne seraient pas exonérées pour
autant et pourraient bien se retrouver alors en situation
d'usurpation de fonction publique et de gestion de fait.
La confusion qui règne au ministère de la
culture concernant le simple respect des lois régissant
les agents de l'État est telle que les délits
que l'on peut stigmatiser émanent autant de personnalités
parfaitement respectables et de bonne foi qui ont agi par
ignorance sous l'empire du climat ambiant, que de personnes
ayant pu avoir au contraire un intérêt malicieux
à ces combinaisons.
Voici en tous cas quelques exemples de responsables qui
nous paraissent en infraction :
Bernard FAIVRE DARCIER : Ancien directeur
du théâtre et des spectacles au ministère
de la culture de 1989 à 1992. Dans ses fonctions,
il était notamment chargé de contrôler
les festivals de théâtre. Nommé en juin
1992 directeur artistique du festival d'Avignon et directeur
du Centre national du théâtre à Avignon,
deux organismes dont il avait le contrôle dans ses
fonctions au ministère. Son mandat a été
reconduit le 10 février 1997.
Monsieur FAIVRE DARCIER a le statut dadministrateur
civil et pourrait donc être sanctionné au titre
de larticle L. 132-13 du nouveau Code pénal
ou de larticle 175 de lancien code. Laction
nest en effet pas encore prescrite, puisque linterdiction
court cinq années après labandon des
fonctions publiques et quil est possible dagir
dans les trois années suivant la constitution de
linfraction.
André-Marc DELCOQUE FOURCAUD : Ce fonctionnaire
a commencé sa carrière au ministère
de l'économie et des finances avant d'être
nommé chargé de mission auprès du directeur
général du Centre national du cinéma.
Directeur général de la Cinémathèque
française, il devient ensuite chef du service de
l'information et de la communication au ministère
de la culture avant de devenir secrétaire général
du Centre national du livre. En 1994, il est nommé
directeur du Centre national de la bande dessinée
et de limage dAngoulême. Le CNBDI est
une association selon la loi de 1901. Il sagit donc
dune entreprise privée. Le Centre national
du livre est un établissement public. Monsieur DELCOQUE
FOURCAUD pourrait donc être en situation de pantouflage.
Jean-François BOYER : Conseiller auprès
du ministre de la culture DOUSTE-BLAZY, il a été
nommé directeur général de l'IFCIC
(Institut pour le Financement du Cinéma et des Industries
Culturelles) société que l'on peut caractériser
d'établissement financier. Il nous semble donc être
également en situation de pantouflage...
Françoise DUPUY : Jusquen 1991, elle
était inspectrice de la danse à la direction
de la musique et de la danse du ministère de la culture,
chargée de lenseignement artistique. En 1991,
elle se fait nommer Directrice de lIFEDEM, organisme
responsable de la mise sur pied du Diplôme dÉtat
des danseurs professionnels. Il sagit dune entreprise
privée très largement financée par
le ministère de la culture et quelle a directement
mise en place puisque cest elle qui était chargée
du dossier du Diplôme dÉtat au ministère
de la culture.
Elle occupe ce poste jusquen 1995. Elle organise en
1990 la première session de formation au Diplôme
dÉtat dont les dates dexamen sont fixées
alors que le texte réglementaire permettant aux écoles
de demander leur habilitation nétait même
pas encore publié. Elle vient dêtre nommée
directrice de lassociation de préfiguration
du Centre national de la danse.
Dominique DUPUY : Inspecteur de la danse au ministère
de la culture jusqu'en 1991, nommé au Centre de recherche
et de documentation chorégraphique de la Villette,
il pourrait également être passible du délit
de pantouflage.
Brigitte LEFEVRE : Directrice de la danse à lOpéra
de Paris, elle a occupé le poste de déléguée
à la danse au ministère de la culture jusquen
septembre 1992. Elle est nommée ensuite administratrice
de lOpéra National de Paris où elle
occupe actuellement le poste de directeur de la danse.
Le décret du 9 février 1994 qui fixe le statut
de lOpéra de Paris précise dans son
article 3 que lOpéra de Paris est un Établissement
Public à caractère Industriel et Commercial
(EPIC) placé sous la tutelle du ministre chargé
de la culture. Il y a donc bien là situation de pantouflage.
Jacques BAILLON : Ex-directeur du théâtre
et des spectacles jusquen novembre 1997, nommé
directeur du Centre national du théâtre en
janvier 1998. Il s'agit d'une association 1901 intégralement
subventionnée par la direction du théâtre
et des spectacles et pouvant être considérée
comme transparente. Il n'y donc pas forcément pantouflage
mais usurpation de fonctions publiques.
Anne CHIFFERT : directrice de la musique et de la danse
au ministère de la culture jusquen février
1998. Elle vient dêtre nommée à
la présidence de la toute nouvelle Cité de
la danse . La Cité de la danse est un établissement
public industriel et commercial. Il nous semble que dans
un tel cas, le pantouflage nest pas contestable. Monsieur
Faivre d'Arcier nous confirme d'ailleurs cette analyse.
Martin EVEN : Ancien conseiller d'Hervé BOURGES au
CSA, il vient d'être nommé responsable de l'unité
théâtre, musique, danse et magazines culturels
(sauf cinéma et littérature) à France
3. France 3 est une entreprise privée sous tutelle
du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel qui est l'autorité
de régulation de laudiovisuel. Il semble donc
bien qu'il y ait pantouflage.
Élisabeth PAULY : Déléguée générale
de lassociation pour les célébrations
nationales et également membre du bureau de cette
association en qualité de secrétaire générale,
elle est par ailleurs conservateur général
du patrimoine. Il est probable qu'elle encourt non seulement
le pantouflage, mais également les sanctions liées
à la prise illégale dintérêt
.
Nous terminerons cette liste, non exhaustive, par une personnalité
politique qui en raison de ses fonctions, comme de ses hautes
compétences juridiques, occupe une responsabilité
de tout premier plan dans les situations dénoncées
dans cet ouvrage.
Jack LANG : Il pourrait lui aussi être en situation
de pantouflage à propos du Piccolo Teatro de Milan.
Le Piccolo Teatro a perçu des sommes du théâtre
de lEurope, pour des programmations en 1992 et 1993,
à lépoque où Jack LANG était
ministre de la culture et où il contrôlait
le théâtre de lEurope. Le 11 Janvier
1997, Jack LANG est nommé directeur par intérim
du Piccolo Teatro, à lépoque où
il est en conflit avec la municipalité de Milan.
Giorgio STREHLER démissionne dailleurs le 28
juin de son poste de directeur pour y revenir le 3 octobre
1997, deux mois seulement avant sa mort. Jack LANG décide
quant à lui de poursuivre l'intérim ; il est
prolongé dans ses fonctions par le conseil dadministration
pour un an (au mois doctobre 1997). Il nous semble
donc que le délit de pantouflage soit consommé
et que Jack LANG puisse être poursuivi pour ces faits.
Il encourt notamment une sanction d'interdiction de toute
fonction publique.
Mais revenons à cette amitié qui lie lancien
ministre au théâtre de Milan. Déjà
à partir de 1982, peu après larrivée
de Monsieur LANG à la culture, le Piccolo Teatro,
après trois années dabsence, revient
au-devant de la scène à lOdéon.
Au même moment LANG décide de créer
une structure de programmation supplémentaire pour
lOdéon, baptisée Théâtre
de lEurope sous la houlette de Giorgio STREHLER. Le
Théâtre de lEurope partage alors la programmation
de lOdéon avec la Comédie Française.
Le Théâtre de l'Europe-Odéon programme
des spectacles du Piccolo Teatro depuis 1975. L'année
suivante, trois pièces de Giorgio STREHLER sont programmées
et représentées plus de cinquante fois. Mais
après 1978, le Piccolo n'apparaît plus dans
les programmes. En 1978, on le retrouve encore metteur-en-scène
pour un spectacle de la Comédie Française.
À partir de 1982-1983, le Piccolo joue chaque saison
de dix à trente représentations au Théâtre
de l'Europe.
Mais le fait le plus intéressant se déroule
entre 1985 et 1986. À cette époque, Giorgio
STREHLER, directeur du Piccolo Teatro met en scène
une pièce de Pierre Corneille, " lIllusion
", coproduite par le Théâtre de lEurope.
Cette pièce sera programmée deux années
de suite sur plus dune centaine de représentations
mais la première année, le spectacle ne se
jouera pas, annulé au dernier moment pour raisons
de santé. Ce spectacle est un spectacle ambitieux
avec des décors et des costumes somptueux, le budget
avoisine les 5 millions de francs. Les costumes et les décors
ne seront pas utilisés bien quils aient été
fabriqués. Par ailleurs daprès une source
bien informée : " Giorgio STREHLER naura
que très peu mis les pieds au théâtre
de lEurope sauf pour les derniers filages, ses collaborateurs
soccupaient de tout, lui nétant pas à
Paris. Pourtant cest bien lui qui était payé
pour une prestation de metteur en scène ! "
La saison suivante la même pièce " lIllusion
" est reprogrammée au théâtre de
lEurope mais avec dautres décors.
Pour en terminer avec le Piccolo Teatro, Emmanuel HOOG ,
administrateur de lOdéon daoût
1992 à juin 1997 (Source : service de presse de lOdéon)
et actuellement conseiller à la culture auprès
de Laurent FABIUS, a été nommé récemment
délégué administratif du Piccolo Teatro
pour représenter Jack LANG. Il pourrait bien se trouver
lui aussi en situation de pantouflage.
Si les pouvoirs publics veulent réintéresser
les citoyens à la vie de l'État, recrédibiliser
surtout les agissements des décideurs, élus
ou fonctionnaires, ils ne pourront pas laisser sans suite
de telles informations, ni faire l'économie d'un
vrai débat sur cette grave confusion des genres.
© Roland LIENHARDT - 1998
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