Comment
le ministère de la culture achète le silence
de la presse culturelle - le manque dindépendance
des journalistes culturels - les ressources de la presse
(publicité et aides diverses) - l'intégration
des journalistes au système.
La France est riche d'une presse culturelle relativement
abondante. Que ce soit en littérature, musique, opéra
ou danse ou même en architecture, on trouve de tout
au rayon culture des maisons de la presse. C'est un peu
" La Samaritaine " des intellectuels. On y trouve
de tout mais aussi malheureusement parfois, de rien.
À consulter certains magazines dits " culturels
", le commun des mortels s'ébaudit alors devant
une production aussi abondante et se prend à douter
de lui-même. Serait-il passé à côté
de la véritable culture préconisée
par certains journalistes ?
Il sombrera peut-être dans un abîme de perplexité
en essayant de déchiffrer tel article sur l'explication
psychanalytique (et très sérieuse) d'une nouvelle
(et forcément géniale) mise en scène.
Ou il se perdra dans les méandres insondables d'un
sujet sur le " vécu et l'affect en relation
avec la cohabitation matricielle ", tel qu'ont pu le
savourer certains lecteurs il y a peu de temps.*
À supposer qu'il existe un lectorat pour ce type
de littérature, est-il d'un volume suffisant pour
assurer la viabilité de tels titres ? Quand on connaît
les graves déboires d'une grande partie de la presse
quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, une conclusion s'impose
: la plupart de ces parutions culturelles échappent
à la loi de l'offre et de la demande et sont donc
forcément subventionnées.
Il suffit pour sen convaincre de relever tous les
espaces publicitaires occupés par les innombrables
organismes liés au ministère de la culture,
théâtres, festivals, troupes, ballets, écoles.
Une rapide analyse de quelques titres suffit à illustrer
la totale dépendance de la presse culturelle envers
la nébuleuse dans laquelle baigne le ministère
de la culture.
Glissons sur un certain magazine " professionnel "
des spectacles, La Scène, qui réussit le tour
de force de vendre près de 70 % de son espace publicitaire
(sur une pagination de 130 pages) à des annonceurs
liés à l'État , et dans lequel on trouve
presque systématiquement un " rédactionnel
" consacré aux organismes ayant payé
une publicité.
Concernant les magazines liés à la danse par
exemple, la fourchette varie entre un ratio de 50/50 chez
le moins subventionné (Danse magazine), et plus de
70 % vendu à des organismes liés à
l'État chez Les saisons de la danse.
Entre ces deux extrêmes, Danser contient entre 50
et 60 % de publicités dorganismes publics.
Excepté un support lié au lyrique et à
l'Opéra, qui comporte pas moins de 80 % d'espaces
" subventionnés ", les magazines sur la
musique se montrent un peu moins gourmands avec une fourchette
variant entre 40 subventionnés/60 non-subventionnés
(Lettre musicale) et 30/70 (Diapason).
Les pourcentages sont similaires pour les revues culturelles
traitant dautres disciplines. Le subventionnement
oscille entre 30 et 70% en provenance de l'État ou
de ses dérivés.
Une analyse rapide fait ressortir que le ministère
de la culture subventionne les titres en question en proportion
inverse de leur lectorat. Plus le support s'avère
pointu et spécialisé, plus la part publicitaire
" subventionnée " devient vitale pour la
survie du titre qui ne perdure que grâce à
cette mise sous perfusion d'argent public.
C'est effectivement le rôle de l'État d'apporter
son soutien à des expressions importantes qui, sans
lui, risqueraient de disparaître de la scène
publique ou du débat du même nom, mais il devrait
alors le faire de façon équitable et désintéressée.
Cela n'est malheureusement pas le cas. Le ministère
de la culture a besoin d'articles de presse vantant les
mérites de ses filiales de production ou de diffusion.
Il a besoin d'une presse pour alimenter les dossiers par
lesquels il justifie son action. C'est donnant-donnant :
le ministère paie pour que l'on parle de lui et de
ses créatures dans la presse.
Ces financements des pouvoirs publics ont souvent des effets
désastreux. Ainsi, les années 1980 ont vu
l'émergence du Mécénat d'entreprise.
Les revues subventionnées spécialisées
dans le domaine de la danse ont produit de très nombreux
articles de presse sur les compagnies subventionnées
par le ministère de la culture. Grâce à
ces reluisants dossiers de presse, relayés sans doute
par quelques appuis politiques, il a été facile
de convaincre des entreprises privées de sponsoriser
des spectacles de danse. Mais, à la différence
d'un fonctionnaire, un chef d'entreprise a à répondre
de ses choix devant son personnel et ses clients qu'il invite
à aller voir les spectacles auxquels il a associé
l'image de sa société. Or, dans la plupart
des cas, la qualité artistique n'était pas
au rendez-vous et la majorité des sponsors ont eu
l'impression d'avoir été arnaqués par
des dossiers de complaisance et ont depuis largement fui
la danse.
Il sera très difficile de les y faire revenir. Les
seuls sponsors répondant encore présents dans
ce domaine sont des entreprises publiques qui sont en situation
de monopole et auxquelles l'État demande des services.
Raphaël de GUBERNATIS, journaliste au Nouvel Observateur,
et un des seuls critiques de danse à conserver sa
liberté d'esprit, écrivait ainsi au sujet
dune des chorégraphes du ministère de
la culture qu'il ne savait pas si elle savait chorégraphier,
" mais qu'est-ce quelle communique bien ".
Face au pouvoir écrasant d'un partenaire tel que
le ministère, la plupart des magazines culturels
n'ont guère dautre choix que de subir et profiter.
Ils en oublient au passage leur principale raison d'être,
découvrir et divulguer les événements
de leur domaine, pour ne plus faire que de la communication
institutionnelle. Une tendance déjà pressentie
par un célèbre patron de presse un rien provocateur
qui, il y a une dizaine d'années déjà,
voyait dans les journalistes du futur " de simples
agents de communication ".
Peut-on échapper à
ce système ?
On la vu depuis une dizaine dannées,
la publicité est le partenaire économique
indispensable de la presse, quelle soit généraliste
ou a fortiori, spécialisée. Le seul magazine
grand public à tenter lexpérience de
l'indépendance totale, LÉvénement
du Jeudi, na réussi à survivre quà
travers une gestion collective un rien utopique et, depuis
peu, grâce à la réapparition de quelques
encarts publicitaires. À notre connaissance, un seul
titre na jamais cédé aux sirènes
de la publicité : le Canard Enchaîné.
Pour la presse culturelle, la question de cette autonomie
nest même pas envisageable. Tant que le ministère
de la culture continuera à maintenir sous perfusion
des titres qui fractionnent et éparpillent le marché,
aucun support ne pourra tenir sans ces injections régulières.
En échange de quoi, les titres sont invités,
si ce n'est à renvoyer l'ascenseur, du moins à
ne pas cracher dans la soupe. Lindépendance
devient alors une notion virtuelle que seuls quelques rares
journalistes peuvent se permettre. La critique, fonction
essentielle de la démocratie, est tuée dans
l'uf.
Ceux qui refusent de faire obédience sexposent
généralement à deux types de rétorsion
:
- le boycott publicitaire, aux conséquences suicidaires,
surtout lorsquon touche un lectorat restreint ;
- le " black out " d'informations qui conduit
au sabordage.
Dans le domaine de la danse, les seuls journaux indépendants,
Danse Conservatoire, tout comme La Lettre de Nodula, ne
sont jamais invités aux conférences de presse
du ministère de la culture. On leur distille chichement
les informations. Ils doivent dépenser une énergie
considérable pour lobtenir alors que les supports
inféodés la reçoivent sans avoir à
la solliciter.
Il est devenu maintenant quasiment impossible dans le secteur
de la presse culturelle de faire entendre un autre son de
voix, que le ron-ron officiel. Le système entier
est bouclé et réservé à une
bande délus où se côtoient régulièrement
journalistes " grata ", attachés de presse,
artistes... qui font en permanence mille grâces aux
responsables du ministère, lesquels bien sûr
sont inaccessibles pour les autres.
Un journaliste du " Figaro ", qui a réussi
à obtenir un rendez-vous avec Anne CHIFFERT, directrice
de la danse à la culture, la présente, dans
son article, comme la " Muette du sérail
musical " et poursuit " elle sait ce quelle
veut et quels sujets elle refuse daborder... ".
On comprend mieux pourquoi la plupart des articles parus
dans la presse sur Anne CHIFFERT chantent ses louanges.
Tout est pour le mieux dans le
meilleur des monde !
De la part d'une des responsables d'un ministère
en charge de la culture et de la communication, cela nous
semble tout à fait inacceptable .
Même l'accès aux conférences de presse
des responsables du ministère est filtré,
dûment réservé aux journalistes agréés...
Les places y sont chères et les nouveaux venus doivent
avoir fait leurs preuves de docilité. Moyennant quoi,
ils auront droit à la reconnaissance officielle et
bénéficieront de tous les moyens possibles
pour accomplir leur tâche ainsi que de quelques avantages
annexes comme de confortables voyages de presse " tous
frais payés ", des invitations V.I.P. aux spectacles,
des envois de disques et de livres en pagaille...
À ce propos, une Chambre régionale des Comptes
et lInspection générale des Finances
se sont récemment émues devant limportance
de certaines notes de frais " plus que confortables
" concernant le déplacement des journalistes
à loccasion dopérations promotionnelles
liées à la culture.
La première a fait cette remarque à loccasion
dun contrôle de gestion du Ballet national de
Marseille, où le rapporteur sétonnait
" des nombreuses dépenses concernant la prise
en charge de journalistes ". Il reconnaissait lavantage
économique dune couverture médiatique
assurée à moindres frais, mais doutait "
de lobjectivité des articles de presse rédigés
par ces critiques ".
Quant à l'inspection des finances, elle continuait
de s'interroger sur une facture de 46 828 F concernant linvitation
de deux journalistes parisiens à l'occasion du tournage
dune vidéo sur une star de la chorégraphie
.
Même des journaux qui prétendent à lindépendance,
comme Libération sont dans le cadre de leurs rubriques
culturelles, largement à la solde du ministre de
la culture dont ils sont lun des premiers partenaires
médiatiques.
Difficile déchapper à cet engrenage
infernal à moins de disposer dune trésorerie
suffisante pour payer ses propres frais de reportages, sans
échanges de services ni contreparties. Lindépendance
a aujourd'hui un prix exorbitant qui ne devrait pas cesser
d'inquiéter tous ceux qui croient dans la liberté
d'expression.
Pratiquement aucun support culturel ne peut plus le supporter
aujourdhui.
Ainsi le spécialiste en archéologie méditerranéenne
devra-t-il attendre linvitation dun croisiériste
(lié à la culture) pour enfin découvrir
le remarquable site archéologique de Butrint dans
le sud de lAlbanie, et pouvoir ainsi écrire
un véritable reportage vécu. Tel autre critique
dart médiéval se verra offrir une semaine
sur un site prestigieux par le Conseil Général
local.
" Lempêcheur de tourner en rond
" sera tout simplement ignoré par le cercle
des initiés, censuré... Il se verra imparablement
refoulé par les services de presse et de communication
des différentes délégations et ne sera
que très rarement invité aux conférences
de presses importantes et autres manifestations culturelles.
Grâce à ces réseaux de protections,
nombre de journalistes ont développé de brillantes
carrières à la fois dans la presse mais aussi
dans lorganisation d'événements culturels.
Un double investissement lourd dambiguïté.
Peut-on, sérieusement, dun simple point de
vue déontologique, être le maître duvre
dun festival ou dun concert et dans le même
temps lauto-promotionner par le biais des médias
? Beaucoup ne se posent même plus la question.
La carrière actuelle dun journaliste spécialisé
dans la culture passe aussi par la participation aux commissions
dattribution des subventions ou par un poste dattaché
culturel à létranger ou par la direction
d'un établissement. De très nombreux responsables
dinstitutions culturelles parapubliques sont ainsi
issus de la presse.
Le ministère de la culture contrôle également
la communication et la commission des agences de presse
qui permet aux journaux dexister en leur octroyant
une réduction des coûts postaux.
Le ministère a dailleurs, par un décret
du 13 novembre 1997, accru son emprise sur les entreprises
de presse en limitant la durée de validité
du certificat dinscription à la commission
paritaire des publications et agences de presse. Les commissions
qui octroient les inscriptions sont composées de
représentants de ladministration, mais également
de représentants des organisations professionnelles
de la presse les plus représentatives. Ceci oblige
les créateurs de journaux à dévoiler
leurs projets devant leurs concurrents pour bénéficier
des aides de lÉtat...
Information ou communication ?
Quand on feuillette certains journaux culturels, on saperçoit
que la plupart des sujets traités et des organismes
présentés concernent également des
annonceurs. Il est donc permis de se demander si le prix
payé pour les insertions publicitaires nintègre
pas le rédactionnel. Ce qui fait que l'article devrait
normalement être présenté comme du publi-reportage.
Puisqu'il n'existe pas de moyen commercial d'assurer l'indépendance
de la critique, cet office devrait être pris en charge
par la puissance publique elle même. Des instances
de l'État, indépendantes du ministère
de la culture devraient recevoir les recours et exercer
un contrôle sur les conditions dans lesquelles largent
de ce ministère circule.
Il en va à terme de la survie même de notre
création et de notre pensée. Nous avions peut-être
oublié que ce ministère s'appelle ministère
de la culture et de la communication.
Il semble pourtant que l'information ne trouve pas sa place
dans cet ensemble .
©
Nodula - Roland LIENHARDT - 1998
Retrour en haut de page
|